Avec, en toile de fond, les collines arides du massif des Aspres et comme jardin les vergers de la plaine du Roussillon,
avec ses remparts et ses venelles escarpées qui grimpent jusqu’à son imposante église romane, Bouleternère est l’un des villages emblématiques de la vallée de la Têt. Il l’est devenu plus encore à la mi-avril, lorsque la municipalité a annoncé que le captage alimentant la commune en eau potable – ainsi que trois villages limitrophes, pour quelque 3 000 personnes au total – était au seuil du tarissement. Tous situés à moins d’une trentaine de kilomètres de Perpignan, les quatre bourgs ont alors brièvement incarné la grande inquiétude qui traverse les Pyrénées-Orientales depuis plusieurs mois, celle de la pénurie d’eau.Le département est frappé depuis un an par une sécheresse si radicale que la gestion des barrages, et chaque fraction de mètre cube de débit dans la Têt et les canaux d’irrigation, sont devenues des sujets de contentieux. Les associations, les acteurs économiques et les autorités s’entendent au moins sur deux choses : la situation actuelle n’a aucun analogue historique connu et nul ne sait comment la Catalogne française passera l’été.
« Nos administrés n’ont pas été pris par surprise, raconte Pascal Trafi, le maire de Bouleternère, ancien agriculteur bio et commandant de gendarmerie dans une vie précédente. Dès que nous avons vu que l’on ne pouvait plus continuer à prélever dans le captage, nous avons organisé une réunion publique pour les prévenir de la situation. »
La municipalité a voulu éviter la rupture totale – l’eau qui cesse de couler au robinet. « Dès que nous avons constaté que le niveau de la nappe n’était plus qu’à quelques centimètres au-dessus de la prise d’eau, nous nous sommes raccordés à un forage agricole dont les exploitants ont accepté le partage. Sa potabilité est en cours d’évaluation. » En attendant le résultat des analyses, chaque semaine, les habitants viennent récupérer, le jeudi et le vendredi, un pack de six bouteilles d’eau de source par personne.
Un nouveau forage est en cours et devrait être opérationnel dans les prochains mois, selon la municipalité. « Sans l’appui de la sous-préfecture et de l’agence régionale de santé, nous n’aurions pas pu faire face », souffle le maire. Moins d’une semaine après que Bouleternère eût déclaré son captage tari, le quotidien local L’Indépendant révélait, mercredi 19 avril, qu’une dizaine de familles de la commune du Soler, à mi-chemin entre Bouleternère et Perpignan, non raccordées au réseau, avaient vu leur puits se tarir. Certaines ont dû quitter leur maison.
Tensions autour de la rivière
Plus à l’ouest, vers la montagne, la situation n’est parfois pas plus enviable. A une trentaine de kilomètres à l’ouest de Bouleternère, la trentaine d’habitants du village d’Oreilla, à 870 mètres d’altitude, n’ont plus d’eau courante depuis le 5 février – le ravitaillement est assuré par camion-citerne. Selon la préfecture, une vingtaine de communes du département sont sous surveillance, susceptibles de connaître une situation semblable à plus ou moins brève échéance.
L’eau manque partout. Elle manque dans les nappes superficielles qui alimentent les réseaux d’eau potable. Elle manque dans les ruisseaux et dans les canaux d’irrigation, qui forment le maillage de ce territoire de vignes et d’arboriculture. Elle manque également dans les barrages en amont de Perpignan, les retenues d’eau de Vinça et des Bouillouses, en tête du bassin. Selon nos informations, la première affichait, jeudi 20 avril, à peine plus de 6 millions de mètres cubes (m3) contre de 15 à 20 millions en général à cette période. La seconde était à moins de 4 millions de m3, environ un quart de son volume.
L’eau manque, enfin, dans le lit de la Têt. Entre agriculteurs et associations écologistes, les tensions se cristallisent autour de la rivière, et de ce que lui laissent les activités humaines. En 2017, un arrêté préfectoral fixe à 0,6 m3/s le débit minimal réservé au fleuve et à son écosystème. « L’étude sur les volumes prélevables commandée par le préfet lui-même fixait le débit réservé entre 1,5 m3/s et 2,2 m3/s pour permettre un fonctionnement minimal de l’écosystème, relève Olivier Gourbinot, juriste à France Nature Environnement (FNE). Le préfet faisait tout simplement comme si la loi de 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques n’existait pas ! » Fin novembre 2022, le tribunal administratif de Montpellier fait droit aux demandes de l’association et annule l’arrêté de 2017. Le tribunal fixe à 1,5 m3/s le débit biologique réservé à la Têt, à compter du 1er avril.
Irrigation au goutte-à-goutte
Pour le monde agricole, c’est insupportable. « Pour nous, ce n’est simplement pas possible, dit Bruno Vila, arboriculteur et représentant de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles. La mise à fruit commence maintenant et, sans suffisamment d’eau, nous n’aurons pas de récolte ou des fruits qui perdront en calibre. Certains risquent même de perdre des vergers. Ce qu’il se passe maintenant ne pourra pas être rattrapé plus tard dans l’année. »
Les canaux, dans cette zone du Roussillon, ne sont pas seulement des instruments d’irrigation, mais aussi une composante du paysage et de l’histoire de la région – certains remontent au Moyen Age. Ils sont aussi un élément-clé du tissu social : autour des canaux se forment des associations syndicales autorisées, qui rassemblent les exploitants d’une même zone et organisent le partage de la ressource en eau en allouant à chacun des horaires de prélèvements. Dans les parcelles, le quadrillage des tuyaux noirs qui suivent l’alignement des arbres signale les zones, nombreuses, où l’irrigation se fait au goutte-à-goutte.
Dans les rues de Boulternère, François Llense, 77 ans, arboriculteur à la retraite, résume d’un trait l’amertume qui traverse la profession : « On a envoyé trop d’eau à la mer. » Comprendre : trop d’eau a été laissée à la rivière, au détriment des réserves disponibles dans les retenues et, in fine, du potentiel d’irrigation. « On aurait pu économiser 3 millions de mètres cubes par mois dans le barrage de Vinça avec tout ce qui est parti », peste M. Vila.
Arbitrer entre écologistes et agriculteurs
Du côté des associations – en particulier la FNE, en première ligne –, on plaide la protection des écosystèmes et du long terme, et l’on rappelle que l’eau laissée à la rivière contribue aussi à alimenter les nappes d’accompagnement des cours d’eau en aval du barrage. « La tension est devenue extrême avec certains représentants du monde agricole, déplore M. Gourbinot. Au point que nous demandons à nos bénévoles locaux de ne pas se mettre en avant pour éviter tout risque d’agression. » Plusieurs manifestations d’agriculteurs se sont succédé en quelques jours avec, selon M. Gourbinot, des slogans particulièrement hostiles à l’encontre des membres de FNE.
A Perpignan, la maigreur du filet d’eau de la Basse, l’affluent canalisé de la Têt qui passe devant la préfecture, est là pour rappeler au représentant de l’Etat la sévérité de la situation. Il n’est pas sûr que Rodrigue Furcy, le nouveau préfet du département, en ait vraiment besoin. « J’ai pris mon poste en août 2022 et, depuis, je n’ai vu qu’une seule journée de vraie pluie », dit-il. Le 5 avril, à peine quatre jours après l’entrée en vigueur du nouveau « débit réservé » ordonné par la justice administrative, le préfet utilise une disposition du code de l’environnement pour déroger aux exigences environnementales sur les milieux aquatiques en cas d’étiage exceptionnel : il prend un nouvel arrêté, ramenant le débit réservé à la Têt à 1 m3/s. « Je me suis fondé sur ce que le juge administratif avait établi comme seuil de survie des espèces, dit-il. Cela a permis de faire baisser d’un cran les tensions. D’ailleurs, cet arrêté-là n’a pas été attaqué. »
L’objectif n’est pas uniquement d’arbitrer entre écologistes et agriculteurs. L’hydrographie du département est comme un échiquier où le mouvement de chaque pièce influe sur tout le jeu. « L’un des enjeux stratégiques est le maintien, autant que possible, d’un certain niveau dans le lac de Vinça, afin que les Canadair puissent venir y écoper en cas d’incendie. Cet objectif-là met tout le monde d’accord, explique le préfet. En réduisant le débit biologique réservé, nous pouvons espérer maintenir le lac à un tel niveau. A défaut, les avions doivent s’approvisionner en mer, ce qui signifie des rotations plus longues et, surtout, c’est impossible si la houle est forte. » Le 16 avril, le premier grand incendie de l’année s’est précisément déclenché dans le département, sur la commune de Cerbère, où il a parcouru près d’un millier d’hectares avant d’être maîtrisé quatre jours plus tard.
« Faire preuve d’imagination »
« Aujourd’hui, nous sommes dans la situation de sécheresse d’un été sévère, alors que nous ne sommes qu’à la mi-avril. Il faut se souvenir qu’il n’y a pas que les interdictions qui peuvent priver de l’accès à l’eau : il y a aussi tout simplement l’absence d’eau, précise Rodrigue Furcy. La seule certitude est qu’il ne sera pas possible de passer l’été avec les instruments réglementaires et administratifs classiques. Nous sommes comme dans un laboratoire, condamnés à faire preuve d’imagination. » Le 18 avril, la préfecture, la chambre d’agriculture et les pompiers signaient une convention transformant de facto l’ensemble des cuves agricoles du département non destinées à la vinification en « réserve stratégique départementale en eaux brutes » à la disposition des soldats du feu.
Le seul lieu où il reste de l’eau, sur le département, est la nappe la plus profonde, celle du pliocène. Elle se renouvelle très lentement et « des prélèvements ne devraient y être effectués qu’en dernier recours », plaide Nicolas Garcia, maire d’Elne, vice-président du département chargé de l’eau et président du syndicat mixte des nappes du Roussillon. Selon la préfecture, le mix d’approvisionnement des communes dépend de plus en plus de prélèvements en profondeur. A mesure que les nappes superficielles s’épuisent, on fore toujours plus profondément.
« Tout ce qui se passe aujourd’hui était prévu »
« La nappe du pliocène est stratégique, il nous faut absolument la préserver pour les prochaines générations, et pour faire face au réchauffement, ajoute M. Garcia. C’est la pression de cette nappe qui maintient à distance l’eau de la mer. En pompant trop, on l’affaiblit et l’on permet au “biseau salé” d’entrer dans les eaux souterraines. Si l’on en arrive là, nos nappes seront salinisées et c’est un processus irréversible. Il n’y aura pas de retour en arrière possible. »
Pas de retour en arrière non plus pour les grands aménagements du passé, qui entravent aujourd’hui la recharge des eaux souterraines et aggravent les effets du réchauffement. Dans les années 1990, l’hydrogéologue Henri Salvayre (université de Perpignan), mort le 7 septembre 2022 à l’âge de 90 ans, avait bataillé bec et ongles contre la construction de la RN116, la quatre-voies construite sur les berges de la Têt.
Dans sa ferme de Millas, à mi-chemin entre Vinça et Perpignan, Nicole Pascal-Salvayre, sa veuve, rassemble les écrits de son mari pour les transmettre aux archives départementales. « Il suffit de lire, dit-elle. Tout ce qui se passe aujourd’hui était prévu. » « Henri Salvayre a eu raison. On a contraint le fleuve en le rectifiant avec le remblai de la route, déclare aujourd’hui M. Garcia. L’eau coule trop vite, s’infiltre moins et produit un phénomène d’érosion qui fait apparaître par endroits le dôme qui chapeaute la nappe du pliocène. » Il y a un quart de siècle, l’eau était encore si abondante dans le département que l’hydrogéologue avait comme projet d’y installer un « Hydroscope » sur le modèle du Futuroscope de Poitiers. Une initiative qui n’avait été, à l’époque, portée par aucun responsable local. Signe de la rapidité des bouleversements en cours, elle paraîtrait aujourd’hui singulièrement décalée.
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