Article réservé aux abonnés
L’humanité et la nature sont poussées chaque jour davantage jusqu’à leurs limites par les impacts toujours plus ravageurs, généralisés et souvent irréversibles du changement climatique d’origine humaine. Ce sombre bilan est celui du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui a publié une synthèse de huit ans de travaux en mars.
Dans un entretien au Monde, la biogéographe sud-africaine Debra Roberts et le climatologue allemand Hans-Otto Pörtner, deux scientifiques coprésidents du groupe de travail 2 du GIEC – il est chargé d’étudier la vulnérabilité des sociétés humaines et des écosystèmes et les moyens de s’adapter –, préviennent que nous ne sommes pas préparés aux impacts extrêmes ni aux « surprises » que nous réserve le dérèglement climatique. Hans-Otto Pörtner estime impossible de s’adapter à un réchauffement de 4 °C, comme la France s’y prépare actuellement.
Le rapport du GIEC indique que le changement climatique a déjà entraîné des « effets négatifs généralisés ». Quels sont les principaux ?
Debra Roberts : Entre 3,3 milliards et 3,6 milliards d’humains, soit près de la moitié de la population mondiale, vivent dans des zones qui sont hautement vulnérables au changement climatique. Beaucoup de ces personnes sont en même temps exposées à d’autres pressions qui interagissent entre elles, telles que le sous-développement, une grande pauvreté, une mauvaise gouvernance et un manque de financement. En Afrique, le changement climatique risque de faire reculer les progrès réalisés en matière de développement, ce qui est très inquiétant, alors que le continent pourrait abriter 40 % de la population mondiale à la fin du siècle. Si les plus pauvres et les plus vulnérables subissent le plus durement le changement climatique, en réalité, personne ni aucune région n’est à l’abri de ses effets.
Les écosystèmes sont également très durement touchés. Nombre d’entre eux, comme les coraux d’eau chaude ou les zones humides côtières, pourraient disparaître en grande partie si nous dépassons un réchauffement de 1,5 °C, l’un des objectifs de l’accord de Paris [la planète s’est déjà réchauffée de 1,2 °C depuis l’ère préindustrielle]. Si nous dépassons 2 °C, nous pourrions perdre de 7 % à 18 % des espèces en Afrique. Ces impacts seront irréversibles, même si nous revenons un jour à 1,5 °C. Cela constitue un défi existentiel pour les sociétés humaines tant nous dépendons de la nature pour faire face au changement climatique et soutenir nos moyens de subsistance.
Le risque existe-t-il donc de dépasser les limites humaines et celles des écosystèmes ?
Hans-Otto Pörtner : De nombreuses zones du monde subissent déjà des chaleurs extrêmes, surtout autour de l’équateur, comme l’Amazonie, le Sud et le Sud-Est asiatique, et les régions méditerranéennes endurent des sécheresses intenses, qui réduisent la productivité agricole. Ces conditions dépassent de plus en plus souvent les limites de l’adaptation humaine et mettent en péril notre survie. En Europe, nous avons également été frappés par des événements climatiques extrêmes, notamment des canicules qui ont entraîné des milliers de morts en France, en Allemagne et même au Royaume-Uni. Partout dans le monde, les espèces animales et végétales sont aussi contraintes de migrer et les tropiques perdent de la vie animale.
Nous poussons maintenant la planète vers un avenir climatique où seule une partie de sa surface sera habitable par les animaux, y compris les humains. L’habitabilité future des tropiques est notamment posée. Notre espèce est l’une des plus vulnérables en raison de la complexité de nos systèmes d’infrastructures, de notre économie et de notre interdépendance mondiale. Le fait que nous ayons colonisé tous les coins de la planète nous rend dépendants de notre climat actuel. Et nous jouons avec lui.
Est-on suffisamment préparé à ces impacts qui vont encore s’aggraver ?
D. R. : Les habitants sont désormais conscients des impacts, mais nos mesures d’adaptation au changement climatique sont encore fragmentées, à petite échelle et progressives. Or, nous avons besoin de grandes approches transformatrices. Le fossé de l’adaptation, celui entre les impacts et nos réponses, se creuse. Nous créons un avenir qui devient profondément injuste et invivable pour un grand nombre de personnes pauvres et vulnérables.
H.-O. P. : Il y a un énorme déficit d’adaptation dans les sociétés. Avant, nous aurions cru que des pays riches comme le Canada ou l’Australie s’en sortiraient face au changement climatique. Désormais, ce n’est plus garanti. Le Canada est en train d’apprendre qu’il n’a pas les ressources pour lutter contre les incendies, et il fait même venir des centaines de pompiers des Etats-Unis et d’Afrique du Sud pour l’aider. En Allemagne, nous avons connu des inondations majeures en 2021, dont les réparations se sont élevées à 30 milliards d’euros, ce qui est largement à la portée de nos ressources. Imaginez maintenant qu’un tel événement se reproduise trois ou quatre fois certaines années. Cela nous amènerait à la limite de ce que nous pouvons supporter. Quant à la France, comment va-t-elle maintenir ses centrales nucléaires, qui dépendent des rivières pour être refroidies, dans un contexte de pénurie d’eau ?
Nous poussons nos capacités jusqu’à une limite. Mais les gens n’en sont pas pleinement conscients. Notre espèce manque de vision à long terme, nous ne réagissons qu’à l’immédiat. Ce que montrent les gigantesques incendies au Canada, en Australie ou en Sibérie, c’est que nous ne sommes ni préparés à ce qui nous attend ni aux surprises que nous réserve le changement climatique.
Comment peut-on s’adapter concrètement ?
H.-O. P. : La réduction des émissions de gaz à effet de serre est une précondition essentielle. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas dépasser un réchauffement de 1,5 °C. Nous devons repartir de zéro : éduquer les élèves, nos décideurs politiques et nos chefs d’entreprise, changer notre alimentation et nos manières de nous déplacer, en particulier dans les pays occidentaux. Nous avons besoin d’une véritable transformation, mais je ne pense pas que les hommes politiques le comprennent et beaucoup d’habitants ne veulent pas changer. C’est trop inconfortable.
D. R. : De nombreuses personnes ne peuvent aussi pas changer, notamment dans les pays en développement, parce qu’elles n’ont pas accès aux ressources nécessaires ou même simplement à une qualité de vie décente. Il y a un gros manque de financements climatiques, en particulier pour ce qui concerne l’adaptation, où il faut des milliards, voire des milliers de milliards, en plus chaque année.
Pour nous adapter, nous appelons, dans le rapport du GIEC, à protéger de 30 % à 50 % des écosystèmes et à développer des solutions axées sur eux. Nous devons aussi adapter les infrastructures urbaines aux sécheresses et aux inondations, repenser l’aménagement du territoire, mais aussi fournir à tous un logement décent et un accès aux services de base. Pour accroître la sécurité alimentaire, nous devons réfléchir à l’utilisation de cultures résistantes à la sécheresse ou à l’agroforesterie. Mais toutes ces actions peuvent avoir des impacts négatifs si elles sont mal mises en œuvre, déboucher sur de la « maladaptation », comme l’installation de climatiseurs qui aggravent le réchauffement. Il faut y penser.
Les technologies sont-elles nécessaires dans les politiques d’adaptation ?
H.-O. P. : Elles sont essentielles, et de plus en plus nécessaires à mesure que le réchauffement augmente. Mais, en les utilisant, nous risquons de dépasser nos capacités d’adaptation au changement climatique et celles des écosystèmes. Les climatiseurs peuvent sauver des vies dans des conditions extrêmes, mais ils peuvent aussi augmenter les émissions si l’énergie qu’ils consomment n’est pas renouvelable. Il y a un équilibre délicat à trouver.
D. R. : Face à une menace existentielle, nous devons considérer toutes les solutions, et les technologies en font partie. Mais l’accès à la technologie dépend des moyens financiers, qui font défaut aux pays en développement. Nous avons besoin d’une redistribution des ressources et d’un transfert de technologies vers ces pays. Je pense que c’est là où réside le problème : le débat sur le climat n’a porté que sur le climat. Il ne s’est pas inscrit dans le cadre plus large du débat sur le développement.
Qu’est-ce qui vous permet de garder de l’espoir ?
D. R. : En ce qui me concerne, je ne vends pas de l’espoir. L’espoir ne met pas un toit au-dessus de votre tête. Il ne vous donne pas d’eau potable. Il ne vous protège pas. Je crois au travail acharné. Le rapport de synthèse du GIEC indique que nous devons réduire nos émissions de 60 % d’ici à 2035. Cette baisse sera prédéterminée par les actions mises en place d’ici à 2025. C’est donc au cours des deux prochaines années qu’il faudra travailler dur. Nous avons les outils et les ressources pour y parvenir, mais nous devons voir s’il y a une volonté politique et sociétale de se mettre au travail.
H.-O. P. : Je pense que, à mesure que le changement climatique et les pertes et dommages vont s’aggraver, les gens vont commencer à agir et le nombre de climatosceptiques va diminuer. Le changement climatique est un professeur pour l’humanité. Cela aurait été bénéfique de commencer plus tôt, alors que nous savons depuis près de cent ans que le changement climatique est en cours et qu’il s’agit d’un défi. Plus nous attendons, plus il sera difficile de rattraper le temps perdu et plus il y aura de souffrances. Mais nous sommes condamnés à ne pas abandonner cette lutte. Il y aura un revirement forcé à la fin parce qu’un réchauffement de 4 °C en moyenne n’est pas un avenir vivable.
Ne pensez-vous pas que la France puisse s’adapter à un réchauffement de 4 °C sur la métropole – ce qui correspond à près de 3 °C en moyenne mondiale –, la trajectoire vers laquelle nous mènent les promesses actuelles des pays ?
H.-O. P. : Nous ne pouvons pas nous adapter à 4 °C au niveau mondial et je suis sceptique quant à la capacité de le faire au niveau régional à 4 °C comme le propose la France. Je ne pense pas que les politiques d’adaptation puissent faire face aux vagues de chaleur ou aux sécheresses estivales qu’un tel réchauffement entraînerait dans certaines régions, en particulier le long de la côte méditerranéenne. En extrapolant à partir des connaissances actuelles, cela ne semble pas réaliste. Par exemple, à un moment donné, on ne pourra pas limiter le nombre de décès lors des vagues de chaleur. Avec le réchauffement actuel, la France doit déjà transporter de l’eau douce dans des endroits où il n’y en a pas à cause de la sécheresse. Dans le futur, tout va empirer. Il s’agira d’un effort massif. Le pays atteindra les limites de ses ressources, et même au-delà. Sans compter l’arrivée massive de migrants climatiques, qui ne pourront plus vivre là où ils sont actuellement. Ce sera un énorme défi et l’Europe ne pourra pas construire des murs, ni l’Amérique du Nord.
D. R. : Je serais prudente avec cette crainte d’énormes migrations, qui, implicitement, proviendraient des pays en développement. Beaucoup de migrations ont lieu à l’intérieur des pays ou concernent les ménages à revenus moyens, car les pauvres n’ont tout simplement pas les moyens de se déplacer.
H.-O. P. : L’alternative, ce sont des mortalités de masse. Soit les gens auront la capacité de se déplacer, soit ils mourront sur place. Nous avons encore actuellement la capacité d’aller vers un monde plus soutenable, mais nous la perdons au fur et à mesure que nous nous dirigeons vers un avenir frappé par le changement climatique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire