Politique, accents, sorcières... Tout ce que vous voulez savoir sur la France
«Une grande métamorphose » : c'est cette histoire, commencée au début des années 1980, que nous racontent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, auteurs de La France sous nos yeux (Seuil). Si un essai a pour fonction d'éclairer le lecteur sur un enjeu décisif, celui-ci accomplit hautement sa mission. Fourquet est celui qui a révélé l'existence d'une France archipélisée. Cassely a inauguré un journalisme de sociologie comportementale. À quelques mois de la présidentielle, le binôme livre un « véritable atlas des modes de vie » pour décrire le nouveau « paysage » français. Fourquet et Cassely s'intéressent à nous, Français, nourris d'écrans et de livraisons à domicile, de coworking et d'emplois de manutention, de crédits à la consommation et de nouvelles spiritualités, de culture américaine et de stratégie immobilière. La « métamorphose » est vertigineuse.Le Point : Quelle était votre intention en explorant différents îlots de l'« archipel français » ?
Jérôme Fourquet : Nous souhaitions raconter les quarante dernières années et décrire ce qu'on appelle la « grande métamorphose ». Il s'agit à la fois de dresser une fresque historique, mais aussi et surtout un panorama de la société française telle qu'elle est sortie de cette métamorphose. Nous avons eu à cœur de partir de ce qui est sous nos yeux, de ce que l'on voit tous au quotidien sans forcément mesurer pleinement l'ampleur des transformations.
Jean-Laurent Cassely : C'est un véritable atlas des modes de vie qui part des territoires, des objets, des pratiques du quotidien pour décrire le nouveau paysage français, dans le sens à la fois esthétique, culturel et sociétal.
Quel est le grand enseignement de ce tour « des » France ?
J. F. : Plusieurs processus structurants peuvent être identifiés. Tout d'abord, le passage d'une économie de la production à une économie de la consommation, des services et des loisirs. On montre, par exemple, la manière dont la grande distribution a transformé la France en une vaste zone de chalandise. L'enseigne Intermarché est passée de 310 magasins en 1980 à 1 830 aujourd'hui, soit un rythme d'ouverture d'un magasin par semaine pendant quarante ans… Dans le même temps, le secteur de la logistique a pris une importance déterminante, notamment avec l'essor de l'e-commerce. L'entrepôt de périphérie a remplacé l'usine.
Autre phénomène de fond : l'ouverture très intense à la globalisation, avec l'avènement de ce que nous appelons l'« hybridation ». On constate ainsi que notre référentiel a muté avec l'apport successif de strates culturelles américaine, arabo-orientale, asiatique… Un des symboles de cette ouverture et de cette hybridation déconcertante est le « tacos français », qui est un produit de la « France d'après » : vaguement inspiré du Mexique et de la Méditerranée, inventé dans les banlieues lyonnaise et grenobloise, structuré en enseignes de fast-food franchisées sur le modèle McDonald's !
Les fermetures de sites industriels de 50 salariés et plus entre 2008 et 2020
Si la désindustrialisation était déjà bien engagée entre les années 1970 et le début des années 1980, le phénomène allait se poursuivre et s’amplifier entre le milieu des années 1980 et aujourd’hui. La part du secteur industriel dans le PIB, qui était encore de 24 % en 1980, est ainsi tombée à 10 % en 2019. Rien que depuis 2008, on dénombre pas moins de 936 usines de 50 salariés et plus ayant fermé leurs portes, ces fermetures représentant un total de 125 000 emplois détruits.
Tous les graphiques sont issus du livre « La France sous nos yeux » de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely.
On voit tout de même que l'appartenance à une classe sociale détermine encore beaucoup de comportements…
J. F. : Cela reste une donnée de base fondamentale. On avait cependant à cœur de sortir d'une description trop sociologique, même si elle est encore utile. On en apprend autant aujourd'hui via les modes de vie et la consommation, qui restent certes liés à un niveau d'éducation et de revenus, qu'avec les classifications de la sociologie traditionnelle.
J.-L. C. : Le codeur d'une start-up de métropole dans son coworking, le cariste dans sa plateforme logistique de marque d'e-commerce, le chauffeur Uber de banlieue ou la vendeuse dans une galerie commerciale d'une ville moyenne sont autant d'incarnations et de visages des classes sociales telles qu'elles existent aujourd'hui, après la grande métamorphose que nous évoquons. Ce n'est pas la fin des classes, mais une recomposition et une mutation de celles-ci.
Contrairement à ce que dit l'extrême droite, le vrai « grand remplacement » est non pas ethnique mais économique, culturel et social…
J. F. : Nous proposons une actualisation du logiciel à la veille de l'élection présidentielle. Nous donnons à chacun des clés pour comprendre le pays dans lequel nous évoluons et qui n'a plus grand-chose de commun avec celui des années 1980. La problématique migratoire pèse certes énormément dans cette métamorphose, mais les bouleversements sont nombreux et divers et ne peuvent pas se résumer à cette seule question. Récemment, à Tarbes, ex-bastion communiste pyrénéen, un grand événement appelé American Saloon, avec de la country, des tatoueurs et de multiples activités, était organisé au parc des expositions. Deux bandes de bikers s'y sont violemment affrontées. C'est aussi ça la France, désormais.
La transformation de l’économie
L'usine conférait aux ouvriers un imaginaire, avec ses codes et ses fiertés, ses solidarités et ses transmissions. Rien de tout cela avec un centre logistique Amazon…
J.-L. C. : Le monde du numérique, de la logistique et du tourisme génère des frictions et des luttes, mais elles ont peu à voir avec celles qui opposaient bourgeoisie et prolétariat. Les observateurs ont eu du mal à comprendre cela, avec les Gilets jaunes. On a d'ailleurs bien vu que les mouvements de gauche qui ont tenté de canaliser cette colère avec leurs codes militants étaient passés à côté, pour des raisons avant tout culturelles. Les Gilets jaunes étaient un peuple de travailleurs, mais aussi et surtout de consommateurs - d'essence, de la grande distribution, de chansons ou de programmes télé issus de la culture populaire qui avaient inspiré leurs slogans - souffrant de voir leur accès à cette France du bien-vivre s'éloigner de leur horizon. Ces gens qui utilisaient des palettes pour construire des tables d'appoint, bloquaient l'accès à Disneyland, faisaient la chenille ou dansaient de la country sur des ronds-points ont désarçonné nombre d'experts et de penseurs !
De façon horizontale, voit-on tout de même des ententes possibles entre les groupes que vous décrivez ou bien chacun vit-il dans son monde ?
J.-L. C. : L'individualisme a gagné du terrain dans toutes les catégories sociales et il n'y a pas vraiment de contre-monde ou d'altermonde en magasin. Les membres des catégories populaires, par exemple, ont envie de profiter comme les autres de la société de consommation et de loisirs : renouveler leur smartphone, partir en vacances, commander des produits en ligne… Sur les modes de vie, ensuite, il y a un décrochage de plus en plus manifeste non pas entre Paris et la province, mais plutôt entre l'expérience urbaine, tournée vers la transition numérique et écologique - en résumé, Deliveroo et le vélo électrique -, et celle des périphéries, qui restent organisées autour du triptyque maison, voiture, zones commerciales, même si, dans ces parties du territoire, les choses évoluent aussi. Dans le périurbain, par exemple, on trouve désormais, à côté du pavillon de constructeur, la ferme retapée en chambres d'hôte ou le village de yourtes dans un même périmètre. De même, dans certains anciens quartiers ouvriers, les fermes urbaines et les friches culturelles poussent parfois au pied des grands ensembles ou des points de deal.
Individualisme et consumérisme reposent sur des affects. Dans votre livre, on voit une « France désirable », qui est celle des privilégiés, et, en bas, de la frustration et de l'impatience… Est-ce tenable ?
J. F. : Houellebecq a tué la modernité dans ses romans désabusés et Stéphane Plaza a pris le relais sur M6 pour proposer à des Français repliés sur leur cocon différentes gammes de maisons et d'appartements en fonction de leur budget. Ces courants irriguent la société de haut en bas : la centralité du logement et du cadre de vie sont des constantes de la société française. C'est pourquoi on consacre une partie du livre à décrire des villes littorales de villégiature, comme Biarritz, qui attirent les retraités, ou qui sont en reconversion, comme La Ciotat ; des villages de la Drôme ou du Perche qui séduisent les néoruraux, des banlieues populaires bien situées en voie de gentrification à la lisière de Paris ou de Lyon… La lutte des places se déroule sur plusieurs fronts, de l'urbain au rural. Trouver sa petite place au soleil est l'idéal que poursuit une partie importante de la population.
C'est un projet de vie comme un autre…
J.-L. C. : Un projet individualisé. Ici réside sans doute une part de l'explication des sondages qui disent que les Français sont les plus pessimistes du monde, mais qu'individuellement ils sont plutôt satisfaits de leur vie. Certains connaissent des difficultés de fin de mois, d'autres moins, mais, globalement, quand on circule en France, on ne sent pas un pays révolutionnaire.
Le pays ne serait pas si bouillant qu'on le dit ?
J.-L. C. : On assiste à un repli territorial, par exemple chez les diplômés déclassés qui s'installent dans certaines campagnes et réalisent de petites utopies concrètes et localisées ici ou là, de petits mondes alternatifs qui, en réalité, ne menacent pas frontalement le modèle mainstream mais cherchent plutôt à expérimenter d'autres manières de vivre.
J. F. : Ils ne créent aucun foyer révolutionnaire. Ils se mettent en retrait et c'est tout. La France est devenue un énorme syndic de copropriété. On respecte le règlement du lotissement, point. Il y a un déficit de projection commune. Pour les politiques, il est difficile de parler à une France si décomposée. On voit également s'exprimer une colère antisystème qui prend des formes surprenantes, avec des humoristes ou des youtubeurs masculinistes comme leaders de théories complotistes ou farfelues, des survivalistes qui fantasment l'effondrement, mais ces microphénomènes épars peinent à trouver un débouché politique.
La nouvelle classe ancillaire
Dès 2014, le géant Uber débarquait sur le marché français. La plateforme rassemblerait aujourd'hui près de 28000 chauffeurs, qui s'ajoutent aux 15 000 chauffeurs de VTC des autres entreprises.
Les rues de nos villes, grandes et moyennes, sont désormais sillonnées à vélo ou à scooter par une armée de petites mains. À eux seuls, Deliveroo et Uber Eats font appel à 20000 livreurs.
Il y a également une fracture esthétique…
J. F. : Instagram est passé par là. Dans une société de l'image, du bien-vivre et du tourisme, le paysage qui nous entoure est primordial. D'ailleurs, durant les confinements, les gens s'envoyaient des images de leur lieu de résidence et certains ont pu travailler là où d'habitude ils passent leurs vacances. Cette notion de cadre de vie mise en image prend de l'ampleur. En fonction des prix de l'immobilier et de l'esthétique de son quartier, chacun sait s'il est du bon côté de la barrière. S'il est dans la France désirable ou dans la France backstage - il y a évidemment 50 000 nuances.
J.-L. C. : Si l'on parle de France moche, c'est bien qu'elle est l'envers d'une France qui, elle, est belle ! Cette recherche de l'harmonie dans le cadre de vie est une tendance de fond : les paysages, parfois au cœur des villes, se font plus doux, la pollution sonore a baissé… On assiste d'ailleurs à une lutte entre les territoires pour attirer à la fois les populations les plus aisées et les entreprises. Dans une société sans industrie, l'implantation ne dépend plus de la qualité du sol, mais du climat, de l'ambiance… D'où les classements des villes où il fait bon vivre. Aujourd'hui, le travailleur indépendant, les petits entrepreneurs ou les professions intellectuelles choisissent leur implantation en fonction du cadre de vie. Le territoire est devenu un support de consommation comme un autre. Le choix de l'implantation génère une vraie fracture entre ceux qui peuvent bouger et ceux qui ne peuvent pas maîtriser leur environnement. Ceux-là se rabattent sur leur jardin ou leur quartier : puisqu'ils ne maîtrisent plus l'extérieur, ils réaménagent leur intérieur.
J. F. : On analyse également dans ce livre le poids des retraités dans ces transformations. Nos cartes sur le littoral trahissent bien leur présence structurante. Notre système de retraite permet de choisir son lieu de résidence. Ces endroits touristiques attirent des cadres, mais aussi des retraités avec un peu d'argent.
Quelles sont les conséquences pour les autres ?
J. F. : Les natifs, du fait des prix de l'immobilier sur le littoral, sont relégués à 20 ou à 30 kilomètres plus loin dans des communes moins désirables.
J.-L. C. : Le problème avec la projection de la lutte des classes sur le territoire, c'est que tout le monde veut aller au même endroit, au même moment, que ce soit en vacances ou pour y habiter, ce qui génère des tensions sur les marchés immobiliers. On le constate avec le phénomène des redoutés Parisiens qui rachèteraient tout, partout, à La Rochelle comme à Marseille, dans les grandes couronnes comme dans les villages reculés… Cette angoisse vis-à-vis du Parisien à fort pouvoir d'achat, le retour en grâce du pavillon et du jardin ou la notion émergente de résidence semi-principale sont des signes que l'immobilier est devenu une compétition pour les bons emplacements, le Covid n'ayant fait que révéler, amplifier et accélérer ce besoin de maximiser ses marges de manœuvre.
Ne met-on pas la barre du niveau acceptable de consommation minimale trop haut ?
J. F. : Dans notre société, dont le moteur économique est la consommation, il faut sans cesse créer de nouveaux produits et services. Sauf que les salaires de toute une partie des classes moyennes ne permettent plus de suivre la cadence de cette élévation permanente du panier moyen, ce qui crée des frustrations immenses. Au-delà, les mentalités ont changé. Avant, avec la religion catholique, le communisme et la culture paysanne, nous étions, comme le dit Jean-François Sirinelli, dans la société du bonheur différé ; aujourd'hui, le bonheur c'est ici et maintenant.
C'est chez les jeunes que la croyance aux envoûtements et à la sorcellerie est aujourd'hui la plus répandue : 40 %; parmi les moins de 35 ans, 33 % parmi les 35-49 ans mais 20 % seulement parmi les 50 ans et plus.
Le rapport au travail a-t-il changé ? Est-il encore perçu comme une forme d'émancipation ou même d'épanouissement ?
J. F. : Nous proposons dans le livre une mise à jour des métiers. Certains, comme celui d'enseignant, représentent toujours des effectifs massifs, mais leur rôle de classe porteuse d'innovation s'est quelque peu estompé. D'autres, comme celui de cariste, de caissière ou de livreur, traduisent, on l'a dit, le basculement de la production vers les services et la consommation. Le travail n'a évidemment pas disparu, mais la sphère professionnelle a tendance à passer au second plan. Le grand paradoxe est que chacun est à la fois travailleur et consommateur, mais que ce que veut le second a tendance à peser sur les cadences et la qualité du travail du premier.
J.-L. C. : Pour chercher un meilleur équilibre entre vie de famille et vie professionnelle tout en retrouvant du sens dans le travail, beaucoup de Français rêvent de reconversions passions, mais peu mènent ces projets à terme. Depuis les confinements, de nombreuses femmes très qualifiées optent pour des reconversions dans le yoga : là encore, bien-être, quête de sens, services se conjuguent dans la France d'après.
On constate une alliance complexe entre la modernité et la tradition. Par exemple dans les marches blanches, dont vous notez qu'elles empruntent au catholicisme.
J. F. : Les gens portent des tee-shirts imprimés, tiennent des ballons gonflables et des bougies. Même s'il y a un côté kermesse, ces marches blanches remplissent le rôle de catharsis collective que tenaient jadis les processions catholiques.
Qu'est-ce qu'un rituel païen ? Vous soulignez d'ailleurs l'essor de la sorcellerie.
J.-L. C. : Cela s'intègre dans l'essor des nouvelles spiritualités. Le sujet de l'islam est connu. Nous nous sommes donc concentrés sur les évangéliques, ou encore sur le chamanisme et la sorcellerie, des traditions initialement populaires et paysannes, qui séduisent des candidats de téléréalité aux milieux éduqués et urbains. Le jeune musulman orthodoxe comme l'influenceuse en ésotérisme recherchent par des voies différentes ce même supplément d'âme qui fait défaut dans la société de consommation.
J. F. : Le coach de développement personnel, les thérapies alternatives, le yoga jouent un rôle similaire. Si toute une partie de la population vit très bien le vide spirituel laissé par le déclin du catholicisme, le reste, les 50 % de Français qui se disent en recherche spirituelle, regarde les « offres » disponibles dans le grand marché de la spiritualité : les vieilles « marques » monothéistes, comme le catholicisme, l'islam - mais la conversion est rare -, et ces nouvelles religions.
Une France qui consomme de plus en plus
Une autre observation intéressante de votre enquête est la disparité dans la survivance des accents.
J. F. : Cette survivance s'observe dans des endroits moins brassés géographiquement, et où les gens n'avaient pas honte de leur accent.
J.-L. C. : C'est la carte en négatif de celle de la mobilité : quand on découvre une zone où l'accent est fort, on est tout de suite charmé parce qu'elle apparaît comme une capsule de la France d'avant, une résistance à la standardisation et à l'urbanisation. Les accents régionaux n'ont-ils pas été remplacés par des accents « sociaux » ? On peut l'entendre chez certains jeunes et moins jeunes qui tendent à adopter un accent « urbain ».
J.-L. C. : Tout à fait, ce qui consacre au passage le statut de la banlieue - ou des quartiers, comme on dit plus volontiers à présent - comme lieu symbolique par excellence de l'altérité. La relation centre-quartiers est ambivalente, faite de crainte et d'attraction. On observe que certaines innovations made in banlieue se diffusent dans toutes les couches sociales et tous les territoires, il suffit de penser à la jeunesse du périurbain ou des villes, qui est friande de street-food comme le tacos et qui écoute la pop urbaine d'Aya Nakamura. Comme elle, les artistes les plus populaires chez les jeunes dans la France de 2021 - PNL, Soprano, Koba LaD… - sont pour la plupart des enfants de l'immigration et originaires de l'Essonne, de Seine-Saint-Denis ou des quartiers nord de Marseille.
Pourtant, les quartiers n'entrent pas dans la catégorie des villes désirables, selon votre étude…
J. F. : La société française copie la culture de la banlieue, mais, dans la hiérarchie des territoires, celle-ci est tout en bas, plus bas même que la France périphérique, qui commence à accueillir des cadres.
D'un point de vue électoral, au vu de ce panorama, le face-à-face Macron-Le Pen semble s'imposer, la gauche et la droite classiques ne prenant guère en compte ces nouvelles aspirations.
J. F. : La gauche et la droite se sont effondrées car les soubassements socioculturels sur lesquels elles s'appuyaient ont été bouleversés. Mais, parallèlement, de nouveaux clivages émergent, par exemple sur la voiture ou la consommation, qui n'étaient pas historiquement présents dans les anciens débats et partis politiques. Ils recouvrent des distinctions autant territoriales que sociales. 85 % des Français ont une voiture, contre 35 % des Parisiens : c'est parlant ! Il y a quarante ans, Paris communiait avec le reste de la France dans le mythe de la voiture. S'ajoute à cela le poids de l'abstention, l'horizon des individus s'arrêtant à la recherche du bonheur individuel. C'est un retrait sans violence : tout comme on ne va plus à l'église, on ne va plus voter. La vraie vie est ailleurs.
J.-L. C. : C'est aussi parce que la production a perdu de sa centralité dans le paysage français. Arnaud Montebourg est par exemple un des seuls candidats à la mettre au centre de son projet. L'enjeu actuel, ce ne sont plus seulement les questions de finances et de modèle social, de taux d'imposition et de redistribution, des sujets pris en charge historiquement par la droite et la gauche, mais les modes de vie et les valeurs. D'où le succès médiatique des écologistes, qui ne parlent que de cela et sont donc à la fois critiqués et en phase avec l'époque lorsqu'ils évoquent la « déconstruction » de la masculinité, la place de l'automobile et de l'avion, Amazon et l'alimentation bio… LREM, dans sa version d'origine, avait su se faire le reflet des préoccupations d'une nouvelle catégorie sociale : urbaine, connectée, truffant ses conversations de mots anglais. Des personnalités comme Macron, Zemmour et Rousseau fascinent beaucoup plus les médias que des candidats d'anciens partis, parce qu'ils sont chacun une émanation de cette France d'après.
Pour finir, comment cette France fragmentée peut-elle se rassembler ?
J.-L. C. : L'attachement à sa région, à sa ville, à son village ou à son quartier fédère de nombreux Français. Ils n'ont évidemment pas la même vision du village ou du quartier idéal, mais tous se sentent concernés par leur lieu et leur cadre de vie, peut-être plus que par l'état de la France. Par ailleurs, on constate que, alors que les appels au vivre-ensemble tapent souvent à côté, quand les gens ont un prétexte pour se croiser, pour manger un kebab ou acheter du matériel d'occasion sur Le Bon Coin, ils font commerce et cela peut bien se passer entre eux ! Cette économie locale peut créer du lien. D'où l'engouement pour les PME du made in France, les microbrasseries, etc.
J. F. : Parce qu'il met en relation des gens d'un même territoire, Le Bon Coin permet des rencontres inattendues entre personnes différentes. Cette plateforme joue aujourd'hui le rôle de carrefour autrefois dévolu à la grande entreprise, à l'église ou au syndicat§
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