De Fournès (Gard) – Par une chaude matinée de septembre, Claudie Cortellini se rend dans son vignoble pour inspecter ses raisins, dont elle tire les côtes-du-rhône capiteux produits par sa famille. Ces dernières années, elle s’est battue pour obtenir une bonne récolte malgré le réchauffement climatique. Mais aujourd’hui elle est confrontée à un ennemi bien plus redoutable : un gigantesque centre de tri Amazon doit être construit à proximité de ses terres.

Ce mastodonte de béton et d’acier couvrira 3,5 hectares et promet d’amener des centaines d’emplois dans le Gard, un département agricole du sud de la France. Les touristes viennent dans cette région admirer un joyau architectural, le pont du Gard, un aqueduc romain vieux de deux mille ans qui domine la vallée.

Pour Claudie Cortellini et certains habitants, ces emplois ne pèsent pas lourd face à la pollution et à l’explosion du trafic routier qu’apporterait l’entrepôt Amazon.

“On nous dit que ce sera bon pour l’économie, commente Claudie Cortellini, indiquant d’un geste l’endroit où l’entrepôt de 15 mètres de hauteur devrait barrer l’horizon, juste à côté de son domaine, Rouge Garance. “Mais au nom de l’emploi, Amazon va faire beaucoup de choses qui sont dommageables à l’environnement.”

La parcelle envahie de mauvaises herbes qui doit revenir à Amazon, stratégiquement placée près d’une autoroute à trois voies, est devenue un enjeu de taille, mettant aux prises deux philosophies : d’un côté des mouvements écologistes en plein essor, de l’autre des responsables politiques selon lesquels la France doit profiter de tous les débouchés économiques, surtout en cette période de récession historique liée au coronavirus.

“Ce n’est pas tous les jours que de gros employeurs viennent frapper à notre porte”

Le Gard, en dépit de sa beauté de carte postale, est l’une des régions où le taux de chômage est le plus fort. Pour des gens qui veulent à tout prix retrouver un emploi, la campagne anti-Amazon des écologistes semble en décalage par rapport à la dure réalité que vivent certaines familles de la région. Beaucoup ont participé au mouvement des “gilets jaunes”, né d’une mobilisation contre les inégalités de revenus après que le président Emmanuel Macron a essayé d’imposer la taxe carbone pour lutter contre le réchauffement climatique.

“Nous avons des gens dans la détresse – c’est notre responsabilité de trouver des solutions et de ramener de l’activité économique, estime Thierry Boudinaud, le maire de Fournès, village médiéval de 1 100 habitants, où le centre de tri doit être construit. Ce n’est pas tous les jours que de gros employeurs viennent frapper à notre porte. Si Amazon ne s’implante pas ici, il ira ailleurs, c’est tout.”

Un porte-parole d’Amazon a refusé de commenter le projet de Fournès, dont la mise en œuvre a été confiée au promoteur français Argan [spécialisé dans l’aménagement de plateformes logistiques]. Mais Amazon communique beaucoup sur sa politique en faveur de l’environnement et sur son engagement à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2040.

Une chose est sûre, le géant américain du commerce en ligne veut accroître sa présence en France dans le cadre de son expansion internationale. Depuis qu’il a débarqué en 2000 dans l’Hexagone, Amazon y est devenu un acteur de premier plan, captant près de la moitié des dépenses en ligne en 2019.

Depuis lors, l’entreprise a encore étendu son emprise sur la planète, la consommation sur Internet ayant fait un bond en raison du confinement : elle a enregistré 88,9 milliards de ventes mondiales au deuxième trimestre [de 2020], soit 40 % de plus que l’année précédente.

Amazon possède neuf entrepôts et centres de tri en France, dont au moins cinq dans des régions pauvres à fort taux de chômage. Ces centres emploient 9 300 salariés à plein temps, et la société chercherait au moins à multiplier par deux le nombre de ses équipements. Le centre de tri près de Fournès serait plus petit qu’un gigantesque entrepôt de collecte et conditionnement des articles, selon la proposition d’Argan, mais il accroîtrait nettement le trafic routier local, avec un va-et-vient quotidien de plus de 1 400 camionnettes et camions.

L’emploi est une priorité absolue dans le Gard, un département sinistré dans les années 1980, quand les mines ont fermé. Même s’il s’est reconverti dans la production de vin et le tourisme, le chômage s’y élève à 9,8 %, plus que le taux national (7,1 %). L’année dernière, deux usines en périphérie de Fournès ont mis la clé sous la porte, laissant plus de 200 personnes sur le carreau. Non loin de là, à Nîmes et Avignon, le chômage atteint 25 % dans certains quartiers.

“Amazon met en concurrence les régions à fort taux de chômage”

Des habitants de Fournès sollicitent souvent la mairie pour du travail et ont parfois besoin d’aide pour payer les factures, note Thierry Boudinaud.

Boudinaud et d’autres maires du département préféreraient stimuler la croissance en transformant leurs villages en destinations touristiques autour du pont du Gard, un site classé au patrimoine de l’Unesco. Mais de tels projets prennent du temps. L’entrepôt d’Amazon créerait des emplois plus rapidement et ferait entrer dans les caisses de la municipalité une taxe locale d’équipement de 400 000 euros, ainsi que 180 000 euros par an au titre de la taxe foncière. Fournès pourrait alors utiliser cet argent pour rénover une usine de traitement des eaux et la cafétéria scolaire, qui fournit également de la nourriture aux familles à faibles revenus.

Pas moins de 240 salariés à plein temps trieraient les colis d’Amazon dans ce centre hautement automatisé, sans compter les travailleurs à temps partiel embauchés pendant les périodes de vacances. L’emplacement est situé à proximité d’exploitations agricoles et de vignobles, ainsi que d’un certain nombre d’entrepôts dirigés par des entreprises françaises – mais aucun d’entre eux n’engendrera un trafic routier comme celui qu’on attend d’Amazon.

Le danger pour l’environnement galvanise les écologistes. L’été dernier, des candidats des Verts ont remporté de grandes villes françaises aux municipales, les électeurs étant désormais plus soucieux du changement climatique. Certains souhaitent un moratoire sur la construction de nouveaux entrepôts tels ceux d’Amazon en France.

“Les Français ont compris ce qu’était Amazon, s’indigne Patrick Fertil, porte-parole de l’Association pour le développement de l’emploi dans le respect de l’environnement (Adere). Ce sont de monstrueux entrepôts qui polluent. Amazon met en concurrence entre elles les régions à fort taux de chômage. Et il détruit les petites entreprises en tirant les prix vers le bas.”

Depuis qu’Argan a entamé le chantier, en novembre, plus de 27 000 personnes ont signé la pétition en ligne contre le projet. Des militants ont saisi la justice pour stopper la construction, faisant valoir que des responsables locaux bénéficieraient de la vente du bien. Les travaux sont maintenant interrompus, le temps qu’un tribunal de Nîmes traite le dossier. Argan s’est refusé à tout commentaire.

Patrick Genay, un apiculteur qui possède 300 ruches dans la région, est de ceux qui cherchent à faire capoter le projet d’Amazon. L’entrepôt détruirait la biodiversité indispensable à ses abeilles et risque de polluer le Gardon d’hydrocarbures. Les gaz d’échappement des véhicules qui circulent sur l’autoroute contribuent déjà à la baisse de la population d’abeilles.

“Nous savons quel monde veut Jeff Bezos”

“Nous avons besoin de plantes, d’arbres”, fait valoir Genay, qui se tient face à une rangée de ruches, tandis que des nuées d’abeilles bourdonnent autour de lui. Nous savons quel monde veut Jeff Bezos, ajoute-t-il, se référant au fondateur et PDG d’Amazon. Mais si on lui laisse tout bétonner, ce sera une catastrophe pour l’environnement.”

Dans un communiqué, Amazon affirme que la préservation de l’environnement était au premier rang de ses “valeurs” et qu’il avait fait appel à des technologies économes en énergie dans ses tout derniers centres de tri français. L’entreprise cite une étude indépendante selon laquelle le commerce en ligne réduirait la pollution de l’air urbain en limitant les déplacements en voiture vers les magasins. Après que des salariés ont alerté sur le rôle d’Amazon dans le changement climatique, Bezos s’est engagé en février à consacrer 10 milliards de dollars à la lutte contre ce fléau.

“Contrairement à ce que croient la plupart des gens, le commerce en ligne est par nature la manière la plus durable de faire ses courses”, assure Amazon.

Mais pour Cortellini et d’autres militants, la présence d’Amazon créerait une énorme nuisance dans une région attachée à la préservation de son caractère. Saint-Hilaire-d’Ozilhan, village de pierre très pittoresque, perpétue une vieille tradition en conduisant les enfants à l’école en calèche. Cet été, sur le pont du Gard, visible depuis le vignoble de Cortellini, des militants d’Attac, l’organisation altermondialiste, ont déployé de grandes banderoles sur lesquelles on pouvait lire : “Stop Amazon” et “Ni ici ni ailleurs”.

Un tel discours ne convainc pas des gens comme Ali Meftah, qui vit à une demi-heure de là, dans une banlieue pauvre de Nîmes, particulièrement frappée par le chômage. Lui et la plupart de ses jeunes voisins, pour beaucoup comme lui d’origine maghrébine, n’ont généralement accès qu’à des emplois temporaires mal payés, notamment lors des vendanges.

“Oui, l’environnement est important – nous aussi nous sommes préoccupés par le changement climatique, reconnaît Meftah, montrant d’un geste sa cité HLM. Mais notre principal souci, c’est le travail. Amazon apporterait plus de 150 emplois. Ce sont 150 familles qui pourraient vivre décemment.”

“Mon petit frère pourrait prendre un vrai départ dans la vie.”

Remoulins, un village à cinq minutes de Fournès, présente un taux de chômage de près de 20 %. De nombreux magasins de la rue principale sont barrés de planches faute d’activité, depuis la fermeture d’une usine de conditionnement alimentaire située à proximité. Hassan Bergaiga, propriétaire d’une épicerie, compte sur le trafic que générera l’entrepôt d’Amazon, à supposer qu’il soit construit un jour.

“Ce serait bon pour mon activité, souligne-t-il, adossé à sa devanture. Mon petit frère a besoin d’un emploi, lui aussi. S’il pouvait travailler dans un endroit comme ça, il prendrait un vrai départ dans la vie.”

Fertil et d’autres militants reconnaissent le besoin d’emplois – mais pas seulement ceux qu’apporterait Amazon. “Au lieu de créer 150 emplois qui disparaîtront avec l’automatisation, pourquoi ne pas créer 50 petites entreprises qui assureraient des emplois viables ?”

“Le combat contre Amazon pose un problème bien plus large : quel type de société allons-nous avoir ? poursuit Fertil, debout devant sa confortable maison en pierre. Nous ne voulons pas d’une société dominée par un monopole qui exploite les gens, menace l’environnement et ne pense qu’en termes de consommation.

Source: Courrier International par Liz Alderman avec Antonella Francini